Notre enseignant de français et philosophie, Quentin Mouron, a défini dans un très beau texte la pédagogie que nous mettons en place à l’école Sofia. Bonne lecture à tous!
La grande leçon de la philosophie, dès son origine, tient dans la remarque suivante: savoir n’est pas assez, encore faut-il aimer savoir. Cet amour du savoir, voilà ce qui distingue le philosophe des autres figures de la connaissance ou de la sagesse : le physicien (au sens d’Aristote), mais aussi le sorcier, le devin, le prêtre, le théurge, figures inspirées par les forces transcendantes du divin, tandis que le philosophe est mu par les forces immanentes de l’amour.
Si Socrate n’est pas le premier philosophe, il en est sans doute le plus originaire, en même temps que le plus amoureux: avouer, comme il le fait, que l’on ne sait rien, c’est dire en même temps que l’on a encore tout à apprendre, que le savoir n’est pas un stock dont on disposerait à sa guise, ni un capital que l’on ferait fructifier (cela, c’est l’affaire des sophistes, ses ennemis), mais bel et bien une pratique quotidienne, un élan sans cesse recommencé, un amour toujours à faire. Accusé de nier l’existence des dieux et de corrompre la jeunesse, Socrate est condamné à mort. Mais, par une sorte d’ironie dialectique qui s’incarne en son disciple le plus brillant, Platon, il condamne en retour la société qui l’a condamnée. Si « corrompre » signifie « détruire », alors il est vrai que Socrate a corrompu. Mais il n’a pas corrompu la jeunesse elle-même : seulement leurs certitudes, leurs préjugés, leurs fausses évidences, leurs erreurs. Il leur a permis de s’élever au-delà de l’évidence ordinaire – de ce gros bon sens si souvent gorgé d’idéologie sous-jacente, muette. Autrement dit: il a fait œuvre de pédagogie.
Louis Aragon a pu parler, près de deux millénaires et demi plus tard, de «pédagogie de l’enthousiasme.» Et c’est de celle-ci qu’après Socrate, après Aragon, nous nous réclamons. Transmettre une connaissance, ce n’est pas remplir une tête vide, c’est y allumer un grand feu; il n’y a pas de savoir sans incandescence – ce que rend à merveille le mythe de Prométhée.
Or, l’enthousiasme est le résultat d’un dialogue – comme chez Socrate – il se fait à deux, mais il se fait plus fondamentalement en groupe. Cette conception s’oppose à la fois à une approche dogmatique, qui considère les enfants comme des pages blanches où viendrait s’inscrire le savoir, ou comme des bouteilles vides qu’il s’agirait de remplir du nectar de la connaissance; mais elle s’oppose aussi à un constructivisme étroit, presque mystique, qui considérerait que le savoir est essentiellement interne, autopoïétique, et qui récuse ainsi toute figure d’autorité, faisant fi de toute différence entre le maître et l’élève.
Dialoguer, ce n’est pas débattre ou discuter, ce n’est pas consentir à ce tumulte joyeux qui anime encore certains cafés de village en fin de journée; mais ce n’est pas davantage se forclore dans un monologue rigide, impossible à entendre pour un jeune esprit en formation. S’éloigner de ces deux approches, c’est penser la pédagogie comme un dialogue d’enthousiaste à enthousiastes, c’est – pour reprendre notre variation sur Prométhée – considérer que la pédagogie est avant tout comme un incendie qui s’allume, s’étend, se propage.
La pédagogie socratique n’a pu se déployer que parce qu’elle était la pratique d’une minorité d’aristocrates rassemblés autour de la figure de leur vieux maître. Il s’agit de faire entrer cet idéal dans les structures modernes et collectives de l’éducation. Comment faire entrer le démon socratique, qui est l’autre nom de l’amour de la sagesse, dans une salle de classe où se trouvent quinze élèves? Tout le problème de la pédagogie moderne est au fond celui-ci: comment passer du singulier au collectif sans perdre le singulier? La pédagogie de l’enthousiasme prévoit et résout le problème du groupe. Car nul ne peut aimer seul; et l’enthousiasme doit toujours être commun pour continuer à vivre. Concrètement, cela se traduit par une prise en considération des besoins de chacun – mais sans confondre la nécessité avec le caprice, l’affirmation de sa singularité et la négation des exigences de cordialité et de respect qui préside à toute vie en commun.
Platon, imaginant sa Cité idéale, exigeait des gardiens qui la défendent qu’ils soient à la fois musiciens et philosophes. Qu’ils soient animés à la fois par le désir de créer – et donc de s’affirmer au sein d’un monde – et à la fois par le désir de savoir – c’est-à-dire de comprendre ce monde, et la place qu’ils y occupent. Cette exigence est poursuivie et, autant que possible satisfaite, par ce que nous appelons la pédagogie de l’enthousiasme – et qui est l’autre nom de l’amour, quand son objet est la connaissance.