Le capitalisme cognitif, la notion de qualité et les connaissances
Les labels de qualité liés à l’enseignement sont nombreux en Suisse. Principalement utilisés par les écoles privées comme outil marketing, ils sont censés rassurer le « client » sur des normes de qualité minimale et quantifiable appliquées par l’établissement accrédité. Evaluée et auto-évaluée de manière régulière, l’école labellisée est donc perçue par le public comme une entité qui évolue vers une progression constante de son enseignement. Cela devrait être, selon le sens commun, répercuté sur la qualité de ce qui est enseigné et donc sur l’intégration et la compréhension des élèves. Pourtant, cette boucle : « label de qualité – pédagogie/moyens didactiques – réussite de l’enfant » est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, elle est liée à un principe uniquement marketing et tournée vers l’extérieur, c’est-à-dire vers l’image que reflète l’école et non vers son fonctionnement intérieur. « Il s’agit pour l’école de montrer qu’elle veille à sa qualité. Le label remplit une fonction informative; il s’agit d’un outil de communication pour les écoles qui fait office de « signal ». Plus le label est connu, plus l’école est alors considérée comme une « bonne école.»[1] Pourtant, en Suisse, chaque école privée est tenue de correspondre aux normes imposées par le Canton : « Les exigences en terme de qualité sont à vrai dire essentiellement dictées par l’Etat ; et ce sous la forme de programmes d’enseignement et d’ordonnances (…). Ces exigences doivent être remplies par les écoles, indépendamment de tout label »[2]. Alors comment expliquer cette course à la labellisation des écoles privées ? Comment comprendre l’augmentation constante du nombre de labels existants et leur développement en sous-labels [3]? D’où vient cette mode qui vise uniquement à faire croire à la « qualité » d’une école et en même temps à soulager le client sur son choix pour son enfant ? Et finalement, en quoi, pour l’école Sofia, le fait ne pas accepter d’être labellisée est-il devenu un acte éthique ? Pour répondre à ce questionnement, il convient de faire un détour à travers les méandres du capitalisme cognitif, du rôle économique de l’enseignement et de la notion même de « qualité ». Commençons donc par comprendre ce qu’est le capitalisme cognitif et quel impact il a sur le système d’enseignement suisse, principalement. La notion de capitalisme cognitif définit une société où la base de l’économie est la connaissance. L’accumulation du capital est remplacée ou complétée par l’accumulation des connaissances et des compétences : « la connaissance est à la fois l’enjeu central de l’accumulation et la source principale de richesse »[4]. Ainsi, l’éducation, traditionnellement prise en charge par l’Etat, soit le domaine du public, change de paradigme. L’économie, soit le privé, tend à s’approprier l’éducation afin de faire muter l’enseignement pour qu’il corresponde aux attentes de cette nouvelle forme d’économie : le capitalisme cognitif. En 1989, la table ronde des industriels européens publie son premier rapport sur l’enseignement et affirme que « l’éducation et la formation sont considérées comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise. (…) Le développement technologique et industriel des entreprises européennes exige clairement une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement et de leurs programmes. »[5] L’OCDE propose depuis 1990 une réforme de l’école basée essentiellement sur une restructuration plus flexible où l’école devient un lieu dans lequel la concurrence prédomine afin de maintenir une certaine souplesse dans la formation. Du point de vue du contenu, l’organisation propose de maintenir les connaissances de base telles que l’écriture, la lecture, l’informatique et des bases en mathématiques, mais les autres connaissances traditionnelles, entre autres l’histoire, la philosophie et le civisme doivent être remplacées par des savoir-être comportementaux comme l’adaptation, l’autonomie, la souplesse, la flexibilité et la capacité de se former par soi-même. C’est la fameuse thématique de l’auto-apprentissage appelé « auto-construction » par les pédagogues. En 1997, le Conseil européen propose d’ «accorder la priorité au développement des compétences professionnelles et sociales pour une meilleure adaptation des travailleurs aux évolutions du marché du travail. »[6] En 1998, l’OCDE conclut que la mondialisation rend obsolète toutes les institutions d’enseignement actuelles : elles doivent être modifiées du tout au tout. C’est la conquête pour l’économie d’un nouveau marché, qui tend à être privatisé. En 2000, la stratégie de Lisbonne définit le modèle éducatif européen et fixe des objectifs à atteindre : changer les structures de l’enseignement afin de valoriser la concurrence entre les écoles, changer les contenus de l’enseignement afin de mettre en avant la construction de savoir-faire et de savoir-être, changer les moyens didactiques afin de perfectionner l’auto-apprentissage. L’objectif clé est de faire en sorte que l’Union européenne devienne d’ici à 2010 l’économie de la connaissance la plus compétitive. Il faut développer le capitalisme cognitif. En 2001, le conseil de Stockholm désire ouvrir le monde de l’éducation publique au monde privé. En 2002, le conseil de Barcelone énonce treize objectifs dont : – développer les compétences et non les connaissances ; – augmenter les investissements privés dans l’éducation ; – renforcer les liens entre le monde du travail et l’école publique ; – développer l’esprit d’entreprise ; – développer les savoir-être ; – investir dans les nouvelles technologies ; – permettre l’employabilité plutôt que la qualification du travailleur. Les savoir-être ont été définis très clairement par l’OCDE. Il s’agit de la capacité à travailler en groupe, du dialogue, de la gestion des conflits, de la flexibilité, de la pensée créative, du sens social, de la disponibilité, de l’autonomie, de la confiance en soi, du sens coopératif [7]. Bref, il faut former les apprenants à la vie en entreprise. Pour parvenir à changer les contenus, il faut changer aussi les moyens didactiques mis à disposition de l’enseignant afin d’atteindre ces objectifs concrets et datés. La formation pédagogique doit donc insister sur certaines notions de pédagogie active permettant l’auto-construction ou la possibilité d’apprentissage à vie, et l’intégration des savoir-être. Finalement, pour intégrer ces notions dans les écoles, un test européen d’évaluation des compétences est créé afin de pouvoir classifier chaque pays. Le test, mieux connu sous le nom de PISA, devient international[8] et la classification des écoles est effectuée. Les objectifs des penseurs et créateurs du test PISA, soit l’OCDE et la banque mondiale, sont doubles: tout d’abord, mettre les écoles en concurrence afin qu’elles mettent en œuvre les changements nécessaires à la réussite du test. Dans un second temps, « l’évaluation porte sur quelques éléments qui sont rendus publics, permettant par exemple les classements, afin d’assurer un choix plus rationnel du consommateur.»[9] Ainsi, nous allons vers une homogénéisation et une rationalisation des systèmes d’enseignement. Mais qu’évalue PISA? Quelle est cette «qualité» que l’on tente de quantifier? En effet, à l’échelle internationale, les entités évaluatives de l’éducation partent du présupposé que la qualité s’évalue, se chiffre et se classe. A l’échelle nationale, les labels proposent tous sans exception une évaluation, voire une auto-évaluation, de la qualité de chaque école privée tout en les chiffrant et en les classant. Mais de quelle qualité parlons-nous? Avons-nous forcément la même approche des normes qualitatives que l’OCDE, la Banque Mondiale ou encore la Confédération, l’Etat de Vaud ou la Fédération suisse des écoles privées ? Le mot « qualité » est galvaudé à des fins de marketing et, malheureusement, cela rassure le public. Etymologiquement, le mot « qualité », du latin qualitas, désigne la manière d’être, bonne ou mauvaise, d’une chose, d’une personne ou d’un état. C’est dans le langage économique que se développe cette idée que la qualité est l’ensemble des caractéristiques qui permettent de satisfaire les besoins exprimés ou potentiels des utilisateurs. Ainsi la qualité au sens de l’OCDE est celle de la préparation des jeunes gens à la vie adulte, de la nécessité de contrôler la capacité des écoles à satisfaire les objectifs de la société et finalement de l’employabilité de chaque individu. Pour quelle raison les sciences humaines censées préparer à une citoyenneté active sont-elles écartées de telles recherches ? « Ces sujets n’intéressent pas suffisamment les organismes concernés pour qu’ils acceptent de dégager les fonds nécessaires » a déclaré N. Bottani qui était alors directeur du Service de la recherche en éducation à Genève après avoir œuvré plusieurs années à l’OCDE à Paris… »[10] Le problème majeur devient ainsi que l’on ne peut remettre en question la notion même de qualité, que la norme « qualité » qui est imposée par l’OCDE puis par les labellistes internationaux et suisses, qu’elle est liée à une vision économiste et utilitariste de cette notion, et que l’ « on technocratise le débat sur les connaissances, compétences ou aptitudes fondamentales, au lieu de le politiser. Du coup, les enseignants sont déresponsabilisés du choix des savoirs à enseigner et des moyens pour parvenir à les faire apprendre aux élèves. » Il est important donc, dans ce contexte économique, de recentrer la question de la qualité et de la percevoir, sutout dans le milieu éducatif, comme un principe humaniste et non économique. Un enseignement de qualité doit être un enseignement émancipateur, permettant un développement cognitif multiple et varié sur lequel chacun pourra compter lorsqu’il sera confronté à diverses situations demandant esprit critique et intelligence de la pensée. Un label ou des labels de qualité qui mettent en place des processus principalement administratifs onéreux et contraignants afin d’homogénéiser l’offre des écoles privées suisses à l’image de la rationalisation des écoles européennes, dont les objectifs qualitatifs sont économistes et où les parents et l’enfant sont appelés clients, n’est pas une nécessité. Comme il a déjà été démontré, cela peut à l’avenir devenir un impératif financier si les écoles privées non labellisées sont fuies par leur public. Mais en aucun cas ces labels ne sont la preuve d’une réelle qualité. Selon nous, la qualité de l’enseignement ne s’évalue pas et se chiffre encore moins. La prise en charge individuelle d’un élève en difficulté, l’amour de la connaissance pour ce qu’elle est et non à des fins utilitaristes, le lien enseignant-élève, la bienveillance, la communication, la volonté de donner à chaque enfant cette liberté qu’autorise le savoir, l’enseignement de la citoyenneté dans le sens d’être participant à la vie collective voire aux changements sociaux vers un monde plus pensant, l’apprentissage de la pensée créatrice et créative ne sont pas des valeurs que l’on peut labelliser. Et nous irons encore plus loin en affirmant que, selon nous, la labellisation mène à la perte de ces valeurs, à l’homogénéisation d’un enseignement fastidieux qui n’apprend plus à l’enfant ou qui se base sur une auto-construction de certains savoirs et compétences nécessaires à la reproduction d’un système économique donné. Et cela, nous n’en voulons pas : l’école Sofia ne sera donc pas labellisée. Déjà reconnue par l’Etat de Vaud, la qualité de notre enseignement continuera d’être évaluée par les parents et les élèves qui fréquentent notre école.
Valérie Beauverd